accueil
 

     
  L’art c’est le temps arrêté, disait Bonnard.
   


Cet artiste demeure un des classiques de notre modernité. Bien qu’il n’ait jamais quitté notre mémoire, Pierre Bonnard est resté une figure un peu en retrait dans la représentation que nous nous sommes forgée de ce siècle des avant-gardes artistiques.


Pierre Bonnard est né en 1867. Nous apprenons qu’il était excellent élève... Il fait des études de droit, puis les Beaux-arts. Il ne correspond pas à l’image idéalisée qu’il est agréable d’entretenir de “l’artiste”, pauvre, isolé, révolté, exubérant, à contre-courant des valeurs et des académismes. Sa carrière artistique semble, au contraire, particulièrement réussie puisqu’il sera reconnu et estimé des plus grands – comme Toulouse-Lautrec, Gauguin, Monet, ou bien Matisse avec qui il entretiendra une longue amitié - et exposera de Zurich à New-York en passant par Londres, Berlin ou Chicago, sans oublier Paris qui est un point phare dans la carrière d’un peintre qui compte à cette époque. Mais Pierre Bonnard est atypique. Malgré l’estime et les succès, il cultive une certaine indépendance et ne fera jamais partie d’aucun mouvement pictural, n’épousera la cause d’aucun courant et ne participera à aucun manifeste. Il suffit de regarder ses toiles : une sorte de suspension du temps opère. Bonnard est une figure du recueillement, ou plutôt du retrait.


Outre l’exceptionnelle beauté de ses couleurs, outre l’intelligence de la mise en scène de ses figures et de ses sujets, ce qui m’impressionne systématiquement lorsque je suis en présence d’une de ses œuvres, c’est la qualité du silence de cette peinture. J’ai conscience qu’il s’agit, là, d’un paradoxe: en effet, une peinture est par définition muette ou, plus précisément, inaudible (j’aurai beau coller mon oreille sur une toile de Jackson Pollock ou de Karl Schmidt-Rottluff, je "n'entendrai” rien de plus que si je le faisais sur un monochrome d’Yves Klein ou une peinture de Vermeer). Mais cette puissance du silence m’apparaît comme dominante, m’installe dans une posture de disponibilité, d’empathie et est extrêmement féconde pour mon imaginaire; rien de parasite dans cet échange. Cette notion de silence reste un peu une énigme pour moi. Et cela signifie que mes yeux n’arriveront jamais à user cette peinture tant que l’énigme persistera.


Bonnard a une sorte de goût pour les points de vues inhabituels. Ses cadrages sont souvent insolites. Il tord l’espace. Les perspectives ne sont pas conformes. Et ceci est fait délicatement, sans tonitruance. J’allais dire silencieusement…Cette grande humilité devient une force extraordinaire. Et cela aussi reste un mystère. Un tableau est exemplaire de ce point de vue: c’est celui qu’il a intitulé “Le Boxeur” (1931).

   
   

Cet autoportrait, que Pierre Bonnard peint en 1931, le représente de face, torse nu, bras repliés, poings serrés et la tête inclinée. La position est maladroite, les bras sont chétifs, la tête est une sorte d’olive rougeâtre. La bouche est tombante ainsi que le regard, qui est brossé approximativement. Le corps est asymétrique; une des épaules tombe franchement. La carnation est jaune, peinte de la même couleur et de la même façon que tout le fond du tableau. Le peintre ne se représente pas à son avantage. L’ironie réside dans l’écart existant entre l’indigence de ce corps et le titre du tableau. Cette œuvre pourrait faire rire ou sourire; il n’en est rien. Et elle ne fait pas, non plus, appel à la moindre compassion. Rien de misérabiliste.


D’où peut bien venir cette force? Cette toile est en effet radicale, sans concession. Elle est subtile, et d’une grande sensibilité: il suffit de constater qu’elle est traitée quasiment uniquement dans des nuances de jaunes pour s’apercevoir que c’est de la très grande peinture. Et “Le Boxeur” est simultanément une toile d’une grande intelligence dans la radicalité de sa mise en scène: la figure est frontale. Le fond exclut toute représentation perspective. Aucun détail parasite ne vient distraire l’attention du regardeur. Seule une barre verticale, collée et parallèle au bord droit du tableau, est censée faire référence à un espace qui serait la bordure d’un miroir. Mais cet élément naturaliste est traité de manière abstraite: enlevons le personnage et le petit rectangle jaune orangé à gauche et nous avons une composition à la Barnett Newman, intégrant le fameux “zip” qui a fait sa renommée…
Bonnard, dans une de ses lettres à Matisse, en 1940, écrivait: “Je travaille pas mal surtout dans le sens de la compréhension (…) on peut se noyer là-dedans mais cela fait vivre”.
Ce peintre a connu - et nous le constatons en regardant ses autoportraits - des périodes de doute profond, un tourment existentiel. Et il s’est naturellement tourné vers les miroirs. C’est peut-être la grande naïveté des peintres, même des plus grands… Le réel, lorsqu’il est en crise, a besoin d’être interrogé. Croire que le miroir va être un outil efficace dans la quête du réel est un trait à la fois récurrent et touchant chez les peintres frappés par ce tourment. Représenter, c’est tenter de figurer l’absence. “Se” représenter, c’est remplacer, c’est mettre quelque chose ou quelqu’un d’autre à la place de…Ce n’est pas seulement évoquer.

 

   
   

Mais cette quête de soi dans le miroir a engendré chez Bonnard la mise en œuvre de dispositifs extrêmement intéressants et parfois troublants, comme dans le tableau intitulé “La Cheminée” (1916): un très grand miroir est posé sur le manteau d’une cheminée d’appartement. Une femme au buste nu s’y reflète (ce n’est pas Marthe, l’épouse du peintre, mais Renée Monchaty, qui connut une fin tragique). Derrière elle apparaît le reflet, bien cadré dans ce miroir, d’un tableau de Maurice Denis que Bonnard possédait.
Le point de vue du peintre est complètement frontal. Pierre Bonnard devrait se refléter dans ce miroir à la place ou à côté de son modèle, à l’instar de tous les autoportraits qu’il a produit.
Mais Bonnard a disparu…

   
  Complément
   

 

Ce tableau est intitulé “La Cheminée” ou bien, parfois, “Femme à sa toilette”, ou bien encore, “Femme nue à mi-corps se regardant dans une glace” ou, enfin, “Torse de femme vu dans un miroir” (ces différents titres nous aidant à rentrer un peu mieux dans ce qu’a peint Bonnard). La femme qui pose ici a joué un rôle très particulier dans la vie du peintre. Bonnard la représente effectivement de face, dans le miroir encadré de bleu, et simultanément de dos, dans un deuxième miroir, plus petit mais éloigné (une sorte de psyché qui laisse apparaître le bas de son dos). Installation rigoureuse. Rectiligne. Frontale. Si l’on s’aventure à tracer les diagonales de ce tableau, on arrive tout en haut de ce petit miroir, au creux des reins de cette jeune femme, quasiment au vallonnement de la colonne vertébrale, à l’exact point de ce tableau où l’on devrait voir apparaître le reflet du peintre. Mais Bonnard a disparu ou s’est fait si transparent qu’on ne le voit plus.
Cette tache un peu sombre, arrondie, dans le coin inférieur droit du miroir, coincée entre le bouquet de fleur et la bordure bleue du cadre de ce miroir, c’est la tête de Marthe, la future femme du peintre qui est en train de sortir momentanément de sa vie (et également du miroir). C’est ce que l’on dit. Je l’ai lu plusieurs fois, même si on a du mal à l’identifier. L’emboîtement des miroirs multiples et de la peinture dans la peinture est vraisemblablement là pour nous indiquer qu’à cette époque de sa vie, pour Bonnard, les choses étaient compliquées. Nous sommes en 1916. Pierre Bonnard a rencontré, treize ans auparavant, une jeune fille qui s’appelle Marie mais qui préférera se faire appeler Marthe. Elle n’est pas la “Femme nue à mi-corps” de ce tableau. Le buste que l'on voit est celui de Renée. Renée Monchaty que Bonnard rencontre à cette époque (dans certaine biographie, la rencontre a lieu en 1918). Elle devient son modèle et, en 1921, l’emmène à Rome et fait beaucoup d’esquisses de Renée qu’il va utiliser plus tard. Quelque chose de fort les unit. Mais Pierre Bonnard est un être complexe. Le 15 août 1925, Bonnard se marie à Marthe. Le 9 septembre de la même année, Renée Monchaty, modèle et amoureuse du peintre se suicide.


Regardons à nouveau cette toile, cette cheminée de l’époque amoureuse où Renée est rayonnante et où Marthe s’éclipse discrètement dans un angle du miroir menteur. Cette vie brisée, ce que j’en sais, m’incite à regarder cette jeune femme autrement. Elle n’est plus un modèle de peintre mais Renée, celle qui n’a pas su surmonter l’épreuve des miroirs de Bonnard. Et cette image me trouble, m’envahit de tristesse.

   
  Couple et paravent
   

 

Arrêtons-nous un instant sur la toile de Bonnard intitulée “L’Homme et la Femme”. Cette toile est datée de 1900.

   
   

 

Un couple nu est figuré dans l’univers intime de la chambre à coucher. Le lit est défait. La nudité, le désordre des draps et l’expression des visages supposent que l’acte sexuel vient d’avoir lieu.
Si le thème du nu, masculin ou féminin, fait partie des exercices et des académies, celui de l’intimité du couple dans sa nudité est en revanche assez rare à cette époque. Seul Edvard Munch, à ma connaissance, va le représenter.
Ce qui frappe c’est, d’une part, le sentiment d’une extrême solitude  et, d’autre part, l’éloignement des protagonistes. Dans ce tableau de Pierre Bonnard, auquel nous sommes d’emblée confrontés en arrivant dans  l’exposition, l’homme et la femme sont séparés par un paravent à la fois réel et symbolique, dessiné très bizarrement comme un grand trait brun isolant formellement les deux corps, l’un étant encore à demi couché (la femme), l’autre se présentant debout (l’homme). Cet épais trait brun et central coupe le tableau verticalement en deux parties égales.
L’ambiance décrite par  Bonnard dans son tableau porte les stigmates d’un trait comportemental partagé par beaucoup d’êtres humain : l’espèce de désillusion qui succède à l’acte amoureux, le fameux  “post coitum omne animal triste”…Il ne s’agit pas ici de jouer sur ce qui pourrait être l’anecdote de cette scène. Je pense que cela est plus profond. Bonnard est quelqu’un qui se pose des problèmes existentiels. Sa peinture et son recours  répété aux miroirs et à l’autoportrait en témoignent. Sa pratique de peintre lui sert à installer ce questionnement.


Mais revenons au  paravent. Le paravent est un élément extrêmement courant dans les représentations de l’univers bourgeois de cette époque. Généralement le peintre va l’utiliser déployé, bien visible, en tant que pièce décorative dans l’ordonnance de son tableau. Et ceci plus particulièrement à l’époque du japonisme à laquelle Bonnard participe de loin (le surnom de Bonnard était d’ailleurs “le Nabi très japonard”). Ici, de manière très inattendue, Pierre Bonnard va installer ce paravent en saillie, dans un plan perpendiculaire à son tableau. On ne verra que sa tranche. Il perdra, du même coup, toute efficacité en tant que paravent dans la peinture. Sa fonction décorative sera donc évacuée au profit d’une autre fonction nettement plus affirmée : celle qui va consister à scinder le tableau verticalement en deux parties égales, de façon géométrique, installant ainsi les personnages de chaque côté de cette frontière épaisse, large, brune et définitive. Cet élément, utilisé jusqu’à présent de manière passive, destiné à distraire l’œil, va acquérir, du fait de la perversion du code, une valeur active qui ira dans le sens de l’affirmation d’une idée centrale : l’être humain est définitivement lié à sa solitude et l’amour physique ne résoudra sans doute rien.


Pierre Bonnard sait installer son propos avec délicatesse et distance : ce que nous voyons sur cette toile n’est pas une image directe. Il s’agit d’un reflet. En effet, la petite ligne brune et fine, qui longe verticalement le bord gauche du tableau et qui se termine, en bas, en s’évasant, nous signale que nous sommes en présence de la bordure d’un miroir. Bonnard n’installe pas seulement son propos avec délicatesse et distance mais également avec réflexion…